C’est l’histoire d’un groupe industriel avec une stratégie de croissance agressive, d’une captation de fonds publics, de collectivités locales et d’institutions abusées et d’une ville qui dilapide ses terrains. Cela se passe à Toulouse.
image de couverture (©Hugues-Olivier Dumez / Actu Toulouse)
Industriellement, la France décline. Des échecs qui s’observent même parfois sur notre territoire pourtant tracté par le dynamisme des activités aéronautiques et spatiales. C’est le cas de Latécoère et de son site industriel de Montredon dont la fermeture vient d’être annoncée. Une situation qui se répète : une stratégie industrielle agressive que le manque de connaissances industrielles et l’opportunisme des majorités politiques locales ne peuvent contrecarrer. Revenons en arrière sur le cas Latécoère.
En 2016, Latécoère lance le projet stratégique Transformation 2020 visant à mettre le groupe en capacité de bénéficier pleinement du prochain cycle de nouveaux programmes aéronautiques attendu entre 2020 et 2025, grâce à une compétitivité et une capacité d’investissement restaurées. Le projet prévoit une mutation du schéma industriel du groupe, condition indispensable à son repositionnement stratégique et son développement. A cette époque, l’action est sous la barre des 1,80€. Le projet de redéploiement industriel en France intègre la création d’un nouveau site de production (150-200 emplois) de type Usine 4.0 près de Toulouse. Des terrains (plus de 3 ha) qui conviendraient à la réalisation de ce projet industriel sont disponibles au lieu-dit Montredon sur la commune de Toulouse. Ils appartiennent à la ville.
A l’automne 2016, un accord tripartite est mis en place entre Toulouse Métropole, la ville de Toulouse et Latécoère afin de permettre :
- la rédaction et la signature d’une promesse de vente
- la mise en place des demandes d’autorisations nécessaires à la désaffectation des biens, leur déclassement du domaine public, à la mise en réseau et à leur viabilisation,
- la mise en place des autorisations nécessaires à la desserte du projet.
Cet accord fait l’objet d’une délibération lors du conseil métropolitain 06.10.2016 puis d’une autre lors d’une délibération en conseil municipal le 21.10.2016.
Le 09.12.2016, la ville de Toulouse cède à Latécoère 13 parcelles représentant 30 847 m² au prix de 35€/m² soit 1 079 645 €. Suite à un débat avec l’opposition lors de la même séance, les clauses suivantes sont ajoutées :
“Dans l’hypothèse où LATECOERE renoncerait à son projet industriel sur le site de Montredon,et procéderait à la vente de ce foncier, la Ville de Toulouse bénéficierait d’un droit de priorité. Une clause de retour auprès du vendeur, Ville de Toulouse, (purge d’un droit de priorité) est imposée à la société LATECOERE ou ses ayant-droits dans l’acte de vente en cas de cession de ce foncier à un tiers non concerné par le projet industriel.”
Il ne reste plus qu’à construire l’usine, labellisée Vitrine de l’industrie du Futur, et l’équiper avec un parc de machines digne d’une usine 4.0. Cet investissement représenterait 37 millions € dont 20 millions € pour les machines. Comment minimiser son investissement et l’impact sur ces liquidités ? Latécoère va bénéficier en autres :
- de 1,7 millions sur un fonds européen dédié à l’innovation et fournis par la région Occitanie
- d’un financement de 55 millions € de la Banque Européenne d’Investissement couvrant la construction et l’équipement du site de Montredon (ainsi qu’un projet R&D et une autre usine en Bulgarie). Octroyé à des conditions financières attractives grâce à la notation triple A de la BEI, ce financement bénéficie également de garanties européennes dans le cadre du Plan d’investissement pour l’Europe appelé plus communément Plan Juncker.
A ce stade, Latécoère bénéficie donc
- d’un terrain acquis à un prix très attractif, en deçà des prix constatés pour des terrains à vocation industrielle.
- d’accès à des financements publics régionaux.
- d’accès à des financements européens avantageux pour la construction et l’équipement de son usine de Montredon.
La première pierre est posée le 18 juillet 2017 en présence du maire-président de la métropole ainsi que la présidente de région. L’usine est inaugurée le 27 mai 2018 en présence des mêmes acteurs ainsi que d’un représentant de la banque européenne d’investissement.
Le 30 juillet 2018, l’ensemble des parcelles initialement achetées à la mairie de Toulouse ainsi qu’un local industriel sont vendus pour la somme de 15 192 000 €. Le droit de priorité du contrat de vente initial avec la mairie de Toulouse n’est pas activé. Le terrain initialement vendu plus de 1 million € vaut maintenant plus de 15 millions € avec un bâtiment industriel de 5500 m2.
Le 23 novembre 2018, LCL, Arkéa et BPI France annonce dans un communiqué s’associer pour le financement de l’usine de Montredon en réalisant une opération de lease-back à hauteur de 12,6 millions €. Cette opération, répertoriée au rapport financier de 2018 (page 98) et datée au 30 juillet 2018 comprend l’ensemble parcelles et le bâtiment. C’est une opération de crédit-bail immobilier. Le groupement de banques devient propriétaire des parcelles et du bâtiment et Latécoère lui paie un loyer, évalué à 404 000€ entre août et décembre 2018.
Le 30 octobre 2019, Latécoère réalise une opération de crédit-bail similaire pour l’extension du bâtiment de son usine pour une valeur de 5,6 millions €. Au total, ces deux opérations financières représentent donc 18, 2 millions €. En 2019, les loyers s’élevaient à 1 064 000 €.
Ce montage financier présente certains avantages. Il permet :
- de retrouver de la trésorerie rapidement
- de réaliser un financement compatible avec l’attribution d’aides publiques
- de simplifier la politique d’amortissement
- de réaliser une optimisation fiscale puisque les loyers sont déductibles des charges pendant la plus grande partie du financement
Avec cette vente, Latécoère ajoute donc à l’opération déjà très avantageuse pour ce site de Montredon:
- une meilleure trésorerie
- une fiscalité optimisée
Le groupement de banques valorise quant à lui un terrain acquis à peu de frais et reçoit des loyers conséquents. Une question se pose alors : pourquoi lorsque la ville de Toulouse n’a pas exercé les clauses énoncées dans la délibération lorsqu’elle a appris la vente du 30 juillet 2018 ?
En décembre 2019, le fonds d’investissement nord américain Searchlight Capital Partners lance une OPA amicale sur le groupe Latécoère. Il possède maintenant plus de 65% des parts du groupe en amenant près de 400 millions €. Son objectif est clair : faire grossir Latécoère au travers d’opérations de croissance externe afin de pouvoir entrer en compétition avec des partenaires de rang 1 dans le secteur aéronautique et retrouver une meilleure marge opérationnelle, correspondante à celles observées par ailleurs dans ce secteur (8 à 12%). La cible : 800 millions € de chiffre d’affaires à l’horizon 2027. A terme, Latécoère souhaite dépasser le milliard €.
A ce stade revenons sur le schéma industriel, quand Latécoère s’installe à Montredon en captant de l’argent public, le but est de construire une unité de production dédiée à l’usinage de pièces mécaniques participant à l’assemblage de portes de Boeing 787, appareil assemblé aux USA. Une production par nature soumise aux variations des taux de change €/$ puisque les achats de matières et les heures sont comptabilisés en € et les pièces produites vendues en $. C’est connu dès le départ. Soit il faut miser sur un taux de change favorable dans le temps. Soit on rapatrie sa production en zone $ pour éviter les risques. Latécoère connait une situation favorable, sauf pendant la période de COVID pendant laquelle le groupe touchera 28 puis 60 millions € en 2020 puis à nouveau 130 millions € en 2021 de prêts garantis par l’état (PGE). En juin 2022, une opportunité permet à Latécoère de songer à un rapatriement de ses activités dans une zone $. Personne ne fait le lien avec le site Montredon.
Latécoère possède déjà au Mexique, à Hermosillo, une usine d’assemblage de portes pour le Boeing 787 et elle a pour sous-traitant un autre groupe français Figeac-Aero, également installé à Hermosillo, qui fabrique les mêmes pièces qu’à Montredon. Après la pandémie de COVID, Figeac Aero se sépare de son usine pour la vendre à son donneur d’ordre Latécoère. Latécoere peut donc fabriquer ses pièces élémentaires et assembler les portes pour le B787 mais récupère également leurs autres productions US (BELL, Airbus Atlantic, etc…). Tout cela en zone $. Il ne resterait plus qu’à rapatrier la production de Montredon, moins efficace en termes de marge opérationnelles localiser en zone $ grâce au transfert des 10 machines automatisées achetées avec le concours de fonds publics. Face a un tel scénario, la métropole, la région, l’état et l’Europe auraient pu conditionner leurs aides à un fléchage vers des productions en zone €. Ils ne l’ont pas fait. En février 2023, moins de 5 ans après l’inauguration, l’entreprise annonce donc la délocalisation des activités de Montredon vers le Mexique et la Tchéquie à l’horizon 2024. En France, le salaire moyen est de 2283 € en 2023. Il est de 629 € au Mexique et de 1400 € en Tchéquie. De belles marges en perspective.
Si cette délocalisation devient réelle alors que reste-t-il de cette opération d’usine du futur en terre toulousaine ?
- 150 employés devront probablement faire face à un plan social. Bien entendu, chacun se verra proposer une solution et du soutien comme l’exige la loi pour un coût minime à la vue des bénéfices qui s’accumuleront en Tchéquie et au Mexique. Ils seront probablement à naviguer loin de Montredon, vers d’autres sites du groupe (Colomiers, Gimont, etc…)
- la disparition d’une capacité industrielle dans la métropole. Une capacité largement payée par des fonds publics régionaux, nationaux et européens
- le regret de voir ces fonds être utilisés pour le bénéfice d’autres territoires
- le regret de voir la métropole, la ville et la région se faire abuser
- un groupement de banques qui détient maintenant un terrain industriel évalué à plus de 15 millions € et, qui avec les loyers encaissés, rentrera très certainement dans ses frais
- et plus de 3 hectares de foncier qui disparaissent pour la ville au moment où elle en a le plus besoin
Alors de quoi cette politique est-elle le résultat ? C’est très probablement le produit d’un manque de culture industrielle qui empêche les leaders politiques de nos institutions locales de discuter d’égal à égal avec des industriels de leurs technologies, de leurs projets et de leurs demandes. Il les empêche également de poser les bonnes exigences vis-à-vis de l’industrie et d’appliquer les décisions de leurs instances pour nouer des partenariats équilibrés, tournés vers l’avenir et pour le bénéfice de tous. D’autres échecs retentissants, comme Hyperloop, en sont la preuve.
A l’heure où Toulouse doit mettre en œuvre des projets industriels pérennes, tournés vers la transition écologique et générateurs d’emplois, cette situation est regrettable. Il est urgent que les instances municipales et métropolitaines se dotent d’une expertise industrielle interne afin de construire une capacité d’action décisive sur les dossiers techniques et industriels importants. Mais avant tout : pourquoi la Mairie de Toulouse n’a pas réagi à la vente du site en 2018 ? Qui possède maintenant ce site et sous quelles conditions ? Peut-il revenir dans le giron de la ville ou de la métropole malgré sa valeur actuelle ?
Epilogue
Ce dossier a fait l’objet de deux séries d’échanges à l’occasion du conseil métropolitain du 16 février 2023. Tout d’abord un échange au sujet d’une délibération pour la vente d’un terrain métropolitain à industriel :
Puis à l’occasion de la présentation d’un voeux:
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