La gêne du vélo hydrogène

Les ordres de grandeur, et chiffres concrets, de cet article sont le fruit d’un échange avec l’astrophysicien Mickael Coriat, qui travaille sur les questions d’hydrogène au sein de l’Atecopol. Le reste est de Sébastien Crouzet, qui travaille dans le domaine de l’intelligence artificielle, et est membre d’Archipel Citoyen.

Jeudi 8 février sera voté au Conseil Municipal une délibération qui va permettre à une société privée d’implanter 15 bornes de recharge pour vélos à hydrogène dans Toulouse. Si vous n’avez jamais approfondi le sujet, vous penserez sans doute “L’hydrogène c’est écolo, super idée !”.

Je vais essayer ici d’expliquer en quoi cette idée est absurde et illustre parfaitement l’appétence aveugle des élus actuels de la municipalité pour les innovations techniques dont on peut a minima questionner la pertinence pour résoudre les problèmes des Toulousains. Ou même, comme c’est le cas ici, dont on ne comprend pas quel problème elles cherchent à résoudre.

Loin de moi l’idée de rejeter les solutions techniques en général. Elles peuvent parfois être utiles pour résoudre certains problèmes. Le souci ici est que :

  1. On n’a pas vraiment de problème, ou en tout cas on sait déjà faire mieux et plus simple
  2. Cette solution technique est pour le moins saugrenue, et ce, à de multiples niveaux 

A Toulouse, on commence à avoir un bon catalogue de projets dans lesquels l’argent public est dépensé pour des innovations hasardeuses (d’aucun dirait “pour technophiles crédules”), quelques exemples notables et plus ou moins récents : 

Revenons donc au sujet de ce vendredi 8 février : l’implantation à Toulouse de 15 bornes à hydrogène, spécialement installées pour recharger les vélos à hydrogène, par la société Pragma située au Pays Basque qui est la seule à fabriquer ce type de vélos. En proposant d’accueillir cette innovation, Toulouse est-elle visionnaire ou se fourvoie-t-elle dans une voie sans avenir ? Le spectre du fiasco d’Hyperloop n’est pas loin et le sujet mérite une analyse rigoureuse, loin des pompeux effets d’annonces de la métropole. 

Voici à quoi ressemble un vélo à hydrogène. Le modèle ALPHA NEO sorti l’année dernière est vendu 5690€ HT ou 79€/mois en location longue durée. Il pèse 30 kg.

On peut déjà se demander : qui a un vélo à hydrogène ? Pour le moment : à peu près personne. C’est plutôt rare et cher et on a du mal à imaginer le marché se développer largement au regard des tarifs. On peut donc avoir des doutes légitimes sur la pertinence d’installer des bornes de recharge à l’heure actuelle. On reviendra plus loin sur les problèmes additionnels de stockage de l’hydrogène que cette faible utilisation (au moins initiale) posera.

Cependant, il est important d’avoir une vision, et c’est peut-être ça que nous propose la mairie, d’être en avance sur le futur. Et puis l’hydrogène c’est écologique non ?

Et bien justement, la réponse brève est qu’il est quasiment impossible d’imaginer que l’usage de l’hydrogène comme énergie pour les vélos soit une bonne idée, ni aujourd’hui, ni demain, ni dans 20 ans. Je vais développer pourquoi dans la suite, en 4 points :

  1. Le vélo ou le VAE (vélo à assistance électrique) couvrent déjà très bien le besoin
  2. Les bornes de recharge, leur emprise, leur placement, et les fuites
  3. L’hydrogène vert est actuellement quasi-inexistant, la production d’hydrogène est extrêmement polluante
  4. L’hydrogène sera soumis à une forte compétition d’usage, le vélo est le moins crucial d’entre eux

1. Le vélo ou le VAE couvrent déjà le besoin

Il est évident à l’heure actuelle que stimuler l’usage du vélo en général dans les villes est une ambition nécessaire et positive. L’idéal restant le bon vieux vélo low-tech, simple à entretenir et à réparer localement, que la plupart des gens ont déjà chez eux. Pour une partie des gens, l’acquisition d’un vélo électrique avec batterie peut être une solution pertinente pour couvrir des trajets plus longs ou plus chargés. Il est tout à fait légitime que la municipalité s’engage à développer aussi cet usage. Mais, si on souhaite encourager l’utilisation du vélo à assistance, pourquoi opter pour l’hydrogène, une technologie à l’avenir incertain, qui en est encore à ses balbutiements, alors que les VAE standards ont déjà fait leurs preuves? Pourquoi choisir une solution qui, de par son prix exorbitant, est réservée aux plus riches ?

Essayons de revenir sur le besoin initial :

  1. La voiture est largement utilisée pour des déplacements courts (e.g. de moins de 1.5 km). Ces déplacements sont une large partie des émissions de gaz à effet de serre (GES) à l’échelle locale. Il faut les réduire.
  2. Pour une grande partie de ces déplacements, le vélo pourrait se substituer et ce serait positif à de multiples niveaux (baisse des émissions de GES, moins d’emprise spatiale donc moins d’embouteillages, et bénéfices pour la santé)
  3. Avec une assistance motorisée, cette substitution peut être augmentée marginalement (+ de gens convaincus, sur de + longues distances). C’est positif.

Le souci ici est que l’assistance électrique avec batterie remplit excellemment ce rôle. Le seul bénéfice additionnel qu’un système de pile à hydrogène permettrait serait une augmentation de l’autonomie et la rapidité de la recharge. Est-ce que c’est vraiment un bénéfice crucial ? Si on a besoin d’une plus grande autonomie, est-ce que transporter avec soi une 2ème batterie (voir une 3ème) n’est pas immensément plus simple ?

Mathieu Chassignet est ingénieur en mobilité durable à l’ADEME

2. Bornes de recharge et stockage de l’hydrogène

Venons en maintenant aux bornes de recharge, qui sont le cœur du sujet ici vu que c’est de l’implantation de celles-ci que la délibération parle. Ces bornes sont des réservoirs à hydrogène sous forme gazeuse. L’hydrogène est la molécule la plus petite et la plus difficile à contenir. Embarqué, il est généralement stocké sous haute pression (~700 bars), ici les documents de l’entreprise Pragma parlent de 300 bars pour le stockage en borne. En tout cas, une molécule de petite taille stockée à haute pression constitue un défi pour être contenue de façon fiable et éviter les fuites. On considère en général que ces fuites sont inévitables, ce qui s’avère d’autant plus un problème ici en termes logistiques que si les bornes sont peu utilisées, il faudra tout de même les recharger… 

Et s’il y a des fuites, est-ce dangereux d’avoir de l’hydrogène qui s’échappe comme ça ? Selon Wikipedia: “des enjeux de sécurité existent aussi car sous forme de gaz diatomique, l’hydrogène est explosif et inflammable. Par rapport aux hydrocarbures, le risque de fuite est plus élevé, et l’énergie requise pour s’enflammer est 10 fois moindre que celle nécessaire pour le gaz naturel. Cependant, il se disperse plus rapidement dans l’air, limitant le risque d’explosion.”

Il faut ajouter à cette description pour le moins inquiétante, que contrairement au gaz naturel auquel un odorisant est ajouté, l’hydrogène est totalement inodore, rendant la détection d’une fuite beaucoup moins évidente. Du coup, qui postule pour avoir une station de recharge devant chez lui ?

3. Impact environnemental lourd de la production d’hydrogène

Aventurons nous maintenant un peu plus du côté technique, avec d’abord une clarification : le vélo à hydrogène est au final un vélo avec un moteur électrique, mais plutôt que de stocker l’électricité dans une batterie, on stocke l’hydrogène dans une pile qui permettra ensuite de générer de l’électricité pour alimenter le moteur. 

Avant d’être stocké dans une pile, il faut produire cet hydrogène. S’il est “vert”, c’est à dire produit à partir d’énergies renouvelables (et pour le moment il ne l’est que rarement), il a fallu faire une électrolyse (2H2O → 2H2 + O2) qui a consommé deux fois plus d’énergie que celle au final stockée dans la pile. On parle de rendement de 50% par rapport à l’énergie disponible au départ. Pire, reconvertir ensuite l’hydrogène stocké en électricité grâce à une pile à combustible a aussi un rendement de 50%, on divise donc encore par deux l’énergie disponible pour assister le pédalage. Au final l’utilisation de l’hydrogène comme support de stockage représente une perte d’énergie de 75% lors des processus de conversion. A titre de comparaison, ces pertes sont de l’ordre de 30% pour les batteries actuelles.

Autre point, on considérait ici de l’hydrogène vert. Soyons magnanimes, incluons aussi l’hydrogène appelé jaune ou violet, obtenu à partir d’énergie nucléaire. Quelle est la part de ces hydrogènes décarbonés dans l’hydrogène produit et disponible actuellement ? Très peu. Aujourd’hui, 99% de la production dédiée d’hydrogène est issue de ressources fossiles (1/3 charbon, 2/3 gaz naturel) et émet en moyenne 15 kg de CO2 pour 1 kg d’hydrogène. En l’état, l’hydrogène est donc parmi les vecteurs énergétiques à l’empreinte carbone la plus élevée.

On peut se dire que c’est une photo à l’instant T et espérer que cela va changer rapidement dans le futur. Ce n’est pas ce qu’a dit très récemment l’Agence internationale de l’énergie sur la décarbonation de la production d’hydrogène, qui émet des doutes sur les capacités futures à produire de l’hydrogène vert. Ceci nous amène naturellement au dernier point : les conflits d’usage.

4. L’hydrogène sera utilisé ailleurs, là où il n’y a pas d’alternative

Comme nous l’avons vu, l’hydrogène nécessite beaucoup d’énergie pour être créé. Pourtant, il reste une solution à potentiel pour des cas d’usage bien spécifiques, particulièrement dans l’industrie lourde et notamment la sidérurgie. Il semble raisonnable de donner la priorité à son utilisation dans ces domaines où il est souvent la seule solution alternative aux énergies fossiles.

Du côté des mobilités, il pourrait être pertinent pour les avions ou certains transports “lourds”. En effet, plus l’appareil est lourd, plus la batterie doit être grande. Dans le cas d’un avion ou d’un train par exemple, on en arrive à des poids ou tailles pour le moins dissuasifs. C’est pourquoi l’hypothèse hydrogène mérite d’être examinée pour ces usages, et est sérieusement considérée par Airbus pour des vols courts ou moyens courrier. On est loin de savoir encore si cela sera réalisable. Ce qui est à peu prêt certain c’est que cela ne le sera pas à trafic aérien constant. Mais ceci est une autre question.

Pour les trains, la possibilité d’installer des caténaires rend l’hydrogène peu intéressant à considérer. Plus bas dans l’échelle de taille des transports, on trouve la voiture, pour laquelle les constructeurs ont massivement mis de côté l’option de la voiture à hydrogène pour privilégier l’équipement par batterie. Concernant les transports maritimes, les bus et ou les camions, la question peut se poser selon le cas. Montpellier vient en tout cas d’abandonner ses bus à hydrogène du fait de coûts d’exploitation trop élevés.

Donc si on résume : pour de nombreux transports “lourds”, qui devraient être le cas privilégié, les industriels choisissent de se passer de l’hydrogène. Comment alors peut-on imaginer que celui-ci soit une solution pertinente pour des vélos ? Le constat semble implacable.

En conclusion, la compétition d’usage pour l’hydrogène sera très importante, notamment hors mobilité, et l’assistance au pédalage est très probablement tout en bas de l’échelle des priorités. Les communications officielles de l’ADEME sont très claires là-dessus : l’hydrogène vert est encore loin d’être une réalité, et son usage devra rester très ponctuel, avec d’abord une sobriété nécessaire sur les usages énergétiques.

Thomas Gibon est ingénieur centralien, docteur en écologie industrielle. Ici on a un graphique des cas d’usage de l’hydrogène des plus pertinents aux moins pertinents. Le vélo n’apparaît même pas, et Thomas Gibon ironise sur le fait que l’on pourrait créer une catégorie G (encore pire que la pire ici) pour le vélo à hydrogène.

Conclusion

Ici la délibération propose seulement l’implantation de bornes, et cela ne coûtera pas directement d’argent à la ville. Au vu des éléments exposés, on peut se dire “Encore heureux !”. Mais tout de même, ces bornes auront une emprise de plusieurs m2 sur la voie publique. Cet espace n’aurait-il pas pu être mieux utilisé que pour y disposer d’imposants monolithes en métal ? La question mérite d’être posée. L’espace en ville est précieux comme on le voit quand il s’agit de faire un peu plus de place aux piétons et aux modes de déplacement doux.

Oui, l’hydrogène est tendance et sonne écolo, mais soyons sérieux. En terme d’écologie, nous avons déjà à disposition les technologies suffisantes pour faire mieux. S’en remettre à des technologies très hypothétiques, sur lesquelles la plupart des spécialistes sont sceptiques est le contraire de ce qu’on attend d’une politique responsable. 

Si on reprend le problème initial, l’objectif d’une municipalité devrait être d’augmenter la substitution de la voiture par les modes doux en général. Pour ceci les solutions sont déjà bien connues côté vélo : réaliser de meilleures pistes cyclables avec plus de continuité. Il serait bien plus sérieux pour la mairie de se concentrer là-dessus plutôt que de procrastiner avec des innovations saugrenues.